Pub à l’IA : le grand écart entre créativité et réalité
L’intelligence artificielle s’est immiscée dans les interstices de notre quotidien, promettant une révolution aussi profonde qu’inéluctable.
De la santé à l’éducation, en passant par l’industrie, ses applications semblent redéfinir les frontières du possible. Le marketing et la communication n’ont pas échappé à cette frénésie : l’IA y est présentée comme le nouvel outil magique, capable de créer des campagnes percutantes en un clic, à moindre coût et à une vitesse sans précédent.
Pourtant, derrière cette promesse de créativité décuplée et d’efficacité optimisée se cache une réalité plus complexe, voire paradoxale.
Alors que l’IA générative investit massivement le domaine de la publicité vidéo, un phénomène contre-intuitif émerge, loin d’affiner le message, la technologie peut en brouiller les pistes. L’algorithme, censé être un outil de précision, devient parfois une source de confusion sémantique.
C’est précisément dans ce grand écart entre la promesse technologique et la réalité communicationnelle que se niche le sujet de notre enquête.
Comment expliquer que des outils si sophistiqués puissent produire des résultats si éloignés des intentions marketing initiales ? La réponse se trouve dans la confrontation entre deux logiques irréconciliables : celle de la publicité, art du contrôle sémantique absolu, et celle de l’IA générative, processus stochastique par essence.
Alors que les marques se précipitent vers cette nouvelle frontière numérique, il devient urgent de décrypter les mécanismes par lesquels l’intelligence artificielle, tout en ouvrant des champs créatifs immenses, introduit une incertitude fondamentale dans la transmission du message publicitaire.
C’est cela l’arrivée des vidéos générées par IA bouleverse les codes établis de la production publicitaire. Si cette technologie promet créativité et rapidité, elle introduit aussi une part d’imprévisible qui peut nuire à l’efficacité du message marketing. Dans cet article de recherche enrichi par une interview accordée à l’Echo Tunisien, nous traitons cette tension entre innovation et maîtrise sémantique.
Du contrôle créatif absolu à l’incertitude algorithmique
Avant l’émergence de l’IA générative, réaliser un spot publicitaire relevait d’un ballet parfaitement chorégraphié. Le directeur de création en était le maître absolu, supervisant chaque paramètre : casting, décors, éclairage, cadrage, montage.
Chaque élément était minutieusement calibré pour servir un objectif unique, valoriser le produit et véhiculer un message marketing précis, sans place pour l’improvisation.
Aujourd’hui, la donne change radicalement. C’est la révolution du « PROMPT » il suffit désormais d’une simple instruction textuelle, un prompt, pour qu’un algorithme génère des séquences vidéo. Si cette méthode offre une agilité inédite, elle comporte un prix : la perte de la souveraineté créative.
La machine, en puisant dans d’immenses bases de données visuelles, peut injecter des détails incongrus, créer des incohérences ou des artefacts visuels. Le résultat ? Un message publicitaire qui peut virer au contresens.
Dans ce contexte et selon une étude faite au Sorbonne sur les Réseaux Antagonistes Génératifs (GANs) et par extension, l’intelligence artificielle générative, sont définis comme :
« Un cadre d’apprentissage automatique profond, fondé sur une théorie probabiliste et statistique rigoureuse, qui formalise la génération de données par un jeu compétitif entre deux réseaux de neurones. Cette approche pose les bases théoriques de la capacité des modèles à apprendre et reproduire des distributions de données complexes de haut niveau. »
Pour Dr Sofien Abidi, spécialiste en communications et sciences de l’information, le paradoxe est saisissant : « L’IA générative promet aux marques une créativité révolutionnaire et un avantage concurrentiel décisif.
Pourtant, cette même technologie pourrait bien sonner le glas de l’originalité en engendrant une uniformité publicitaire glaçante, tout en évacuant progressivement le jugement humain. » Un constat qui, selon le Dr, rend plus urgent que jamais « l’impératif de maîtriser cet outil à double tranchant. »
Le risque sémantique
Le vrai défi n’est pas technique, il est sémantique. La publicité traditionnelle repose sur une intention claire et fermée. L’IA, elle, fonctionne par assemblage et interpolation de références multiples, parfois contradictoires. Cette « tension sémiotique » intrinsèque peut générer des images ambigües, ouvrant la porte à des interprétations non désirées et affaiblissant l’impact du message. Le lien de confiance avec le consommateur peut s’en trouver érodé.
En 2023, la marque Heinz a expérimenté les limites de la compréhension sémantique de l’IA. Pour une campagne de ketchup « futuriste », les outils génératifs ont produit des bouteilles aux formes impossibles et des textures peu appétissantes. L’algorithme avait si bien priorisé les concepts abstraits de « luxe » et de « futuriste » qu’il en avait oublié les codes sémantiques fondamentaux de la nourriture : la reconnaissance de la marque et l’aspect appétissant. Cet exemple, rapporté par AdAge, illustre le décalage sémantique entre l’intention marketing et la compréhension littérale de l’IA, qui peut dénaturer l’identité même d’un produit.
Dans ce cadre, Dr Abidi met en garde contre l’illusion de l’objectivité algorithmique : « Ces systèmes ne font que recycler et recombiner les informations déjà présentes dans leurs bases. C’est le data qui, en amont, manipule l’information et détermine les réponses. Le chabot devient ainsi l’écho de ses propres apprentissages, avec leurs qualités comme leurs limites.»
Cette explication nous éclaire sur les fameuses générations « vitriolées » de l’IA, ces images déformées, ces vidéos cauchemardesques témoignent des lacunes dans les données d’apprentissage.
Et quand l’algorithme ne parvient pas à établir de cohérence dans ses données d’apprentissage, il génère « des représentations » visuelles non pas par compréhension, mais par simple obéissance au prompt utilisateur, explique Dr Sofien.
Pour lui, la distinction entre publicité traditionnelle et publicité générée par IA relève davantage d’une illusion que d’une réalité. « Préparer une mise en scène pour un spot traditionnel avec décors, artistes et scénario, ou écrire un prompt détaillé incluant tous ces éléments, revient fondamentalement au même : nous demeurons dans l’irréel, dans une construction artificielle », analyse-t-il.
Selon son approche, l’essentiel n’est pas dans la méthode de production, mais dans la transparence : « La seule différence éthique significative réside dans l’obligation de mentionner clairement lorsque le contenu publicitaire est généré par intelligence artificielle. »
La supervision humaine comme garde-fou sémantique
Face à cette incertitude, la solution ne serait-elle pas… humaine ?
« Dans le domaine publicitaire, qu’il s’agisse du volet artistique ou technique, l’IA produit parfois des créations irréelles, voire déconnectées du réel à titre d’exemple l’image d’un être humain démesurément aligné sur la longueur d’un éléphant », observe le Dr Sofien Abidi. « Ces réalisations, bien qu’esthétiquement frappantes, manquent souvent de cohérence cinématographique, car l’IA ne dispose pas des connaissances techniques ou de la culture des valeurs de plan qui fondent le langage visuel humain. »
Un constat qui explique pourquoi de nombreuses études plaident aujourd’hui pour un renforcement, et non une diminution, de l’expertise critique et de l’intervention humaine dans le processus créatif.
Selon le rapport « Foundation Model Transparency » du Stanford Institute for Human-Centered AI (HAI) publié en 2024, les « guardrails humains », ces « systèmes de contrôle humain » constituent un impératif critique dans le déploiement des modèles génératifs.
L’étude révèle que les grands modèles de langage, bien que performants, présentent des « zones d’incertitude algorithmique » où leurs résultats deviennent imprévisibles. Face à ce constat, le rapport insiste sur l’obligation de maintenir « des points de contrôle humains aux étapes clés du processus génératif », particulièrement cruciale dans des domaines sensibles comme la publicité où la cohérence sémantique est primordiale.
Stanford HAI recommande ainsi une architecture de supervision à trois niveaux, validation des prompts par des experts métier, audit des sorties générées avant diffusion, et évaluation continue des performances sémantiques.
L’IA générative dans le domaine publicitaire n’est ni une panacée ni une menace, mais un outil puissant qui exige une maîtrise éclairée. Son paradoxe fondamental réside dans sa capacité à stimuler et stériliser la créativité publicitaire. Comme le démontrent les expériences de Heinz et les analyses du Dr Abidi, le véritable enjeu n’est pas technique, mais sémantique et éthique.
La révolution du prompt ne supprime pas la nécessité de l’expertise humaine – elle la transforme. Les « guardrails humains » deviennent la condition sine qua non pour garantir que l’innovation technologique serve la stratégie des marques sans sacrifier la cohérence du message.
L’avenir de la publicité réside donc dans une collaboration équilibrée, l’IA comme formidable accélérateur créatif, mais toujours sous le contrôle d’une intelligence humaine préservant le sens, l’originalité et l’éthique.
La question n’est plus de savoir si l’IA va remplacer les créatifs, mais comment ceux-ci sauront maitriser cet outil pour en faire un allié plutôt qu’un maître.

