Gouvernance d’entreprise : pourquoi la loi de 2005 n’a pas tenu ses promesses ?
La loi-cadre de 2005 sur la sécurité financière est aujourd’hui sous la loupe des experts. Vingt ans après son adoption, son bilan appelle à une révision en profondeur du modèle tunisien de supervision financière. C’est en substance le constat porté par le Centre tunisien de gouvernance de l’entreprise (Ctge), lors de la 7ᵉ édition du forum de la gouvernance, organisée récemment à la Maison de l’Entreprise.
Fayçal Derbel, président du Ctge, a présenté à cette occasion les résultats de deux enquêtes menées auprès d’entreprises non financières et d’experts-comptables. L’objectif : évaluer l’application et l’efficacité de la loi 2005-96, adoptée dans un contexte marqué par des faillites retentissantes et une défiance accrue envers les marchés.
Une loi inspirée des standards internationaux
Élaborée sous l’influence de législations étrangères comme la loi Sarbanes-Oxley aux États-Unis, la loi tunisienne avait pour ambition de restaurer la confiance dans l’information financière. Elle s’articulait autour de sept piliers majeurs : généralisation du commissariat aux comptes, renforcement de l’indépendance des auditeurs, transparence des sociétés commerciales, responsabilisation des dirigeants, meilleure divulgation financière, instauration d’un double contrôle et encadrement de la gestion de portefeuilles.
Parmi les innovations introduites figuraient le co-commissariat aux comptes, la rotation obligatoire des auditeurs, la création de comités d’audit ou encore le délit d’entrave. Autant de mécanismes destinés à moderniser la gouvernance d’entreprise en Tunisie.
Un dispositif juridique en décalage avec la réalité
Malgré ces avancées, M. Derbel souligne que le texte est resté impuissant face au manque de culture de la supervision et à une application peu rigoureuse. Les études présentées confirment ce décalage entre le cadre formel et les pratiques réelles.
Ainsi, le Registre national des entreprises (RNE) s’impose comme un outil privilégié : 81 % des entreprises s’en servent pour communiquer leurs données financières et 89 % pour s’informer sur leurs partenaires. En revanche, le choix du commissaire aux comptes reste peu formalisé : 49 % des entreprises le sélectionnent sur recommandation, et seulement 21 % via un appel d’offres.
Les chiffres parlent : alerte sur l’indépendance et le risque pénal
Du côté des auditeurs, les résultats sont tout aussi édifiants :
- 74,5 % des experts-comptables interrogés affirment avoir refusé des missions par souci d’indépendance.
- 78,4 % n’ont subi aucun contrôle indépendant au cours des trois dernières années.
- 43 % ont émis des réserves dans leurs rapports d’audit dans 10 % à 30 % des cas.
- 36 % ont identifié des défaillances majeures dans les dispositifs de contrôle interne.
Fait marquant : si 96 % des auditeurs déclarent ne pas avoir transmis de déclarations de soupçon à la Ctaf (Commission tunisienne d’analyse financière), 41,2 % ont directement saisi le procureur de la République pour révéler des faits délictueux.
Enfin, le risque pénal est perçu comme la menace principale par l’ensemble des professionnels, devant la complexité réglementaire et les dilemmes liés à la révélation d’irrégularités.
Plaidoyer pour un nouveau modèle de supervision
Face à ce constat, la profession appelle à plusieurs réformes : suppression du risque pénal pour les commissaires aux comptes, blocage de l’inscription au RNE pour les entreprises sans auditeur, et renforcement des conditions d’accès au poste d’administrateur.
Pour Fayçal Derbel, il est temps d’opérer une transition « d’une logique de conformité formelle vers une culture de responsabilité partagée ». Il prône la création d’un organe de supervision indépendant, à l’image du PCAOB (Public Company Accounting Oversight Board) américain.
« Le contrôle légal des comptes ne peut être efficace sans régulation et sans protection de la profession », insiste-t-il. Un message qui résonne alors que la Tunisie cherche à restaurer la confiance dans son environnement économique.